Texte 3                      Marivaux,L'ïle des esclaves, 1725
                                            scène 6

1725 ? c'est donc le XVIIIe siècle, le siècle des Lumières ...

 

 
En 1725, Marivaux fait jouer L’Île des esclaves, comédie en un acte reposant sur l’inversion des conditions maître-valets : sur l’Île des esclaves où ils ont échoué, les serviteurs Arlequin et Cléanthis deviennent les maîtres et les maîtres Euphrosine et Iphicrate deviennent serviteurs, selon la loi dictée par Trivelin. Notre passage extrait de la scène 6 occupe une place centrale dans la pièce : Trivelin a laissé les valets et les maîtres seuls et les deux esclaves s’apprêtent à jouer leur nouveau rôle de maître. Tout fonctionne sur le mode de l’inversion des conditions sociales. Comment cette scène de divertissement véhicule-t-elle une critique sociale sévère ? Nous analyserons dans un premier temps… puis dans un deuxième temps nous verrons …

I. UNE SCENE DE SEDUCTION COMIQUE (= PARODIE  DE  JEU  GALANT)
 
Pour se venger de leurs maîtres et leur montrer leurs vices, les deux anciens valets, Cléanthis et Arlequin joue à représenter une de ces scènes galantes auxquelles ils ont assisté. Les maîtres Euphrosine et Iphicrate ont quitté l’avant-scène et perdu la maîtrise de la parole : ils sont condamnés au silence et doivent obéir. Cléanthis et Arlequin occupent le devant de la scène et Cléanthis souhaite connaître les joies de la belle conversation, c’est-à-dire de la conversation galante.
 
1)    une scène de séduction
-        champ lexical de la galanterie composé des mots « soupirez, poursuivez mon cœur », « traitons l’amour », « discours galants », « compliments », « grâces », « douceurs », « plaisirs », « tendre », « galant « noblement »…
-        différents lieux communs de la scène de séduction :
la « belle conversation » en salon, la promenade, les « compliments et révérences », l’agenouillement, l’aveu …
-        le discours précieux : expressions de la préciosité (« un jour tendre », vous convaincre de mes flammes et de la sincérité de mes feux »)
-        métonymie de l’amour « le cœur » pour le siège de l’amour.
métaphore de l’amour : « flamme », « feu »
ð Cléanthis et Arlequin jouent le jeu de l’amour. On parle de « marivaudage », car Marivaux a développé l’art de la séduction raffinée dans ses pièces de théâtre.
 
2)    une scène comique :
-        comique de caractère : Alors que Cléanthis veut qu’il joue le personnage de noble séducteur, Arlequin ne peut s’empêcher d’être naturel : il « saute de joie », il s’applaudit, il prononce des onomatopées « oh !oh ! oh ! oh ! »…
-        comique de mots : « oh ! oh ! oh ! oh ! », répétitions maladroites « mes flammes et la sincérité de mes feux »
-        comique de gestes : Iphicrate et Euphrosine qui s’éloignent en protestant ; sauts d’Arlequin
-        comique de situation : les valets jouent à être des maîtres
ð les quatre comiques sont bien présents dans cette scène. C’est une scène de séduction comique.
 
3)    Une satire sociale :
-        Une scène de travestissement : le passage exprime la nouvelle condition des esclaves et des maîtres.
On le voit à travers le volume de parole en faveur des anciens valets. Les anciens maîtres sont réduits au silence. Le champ lexical de la parole est fortement représenté : on relève : « en conversant », « entretien », «conversation », « dire », « dites », « convaincre »…
De plus, les anciens valets donnent des ordres aux anciens maîtres : Cléanthis demande «vite des sièges » ; «qu’on se retire à dix pas ». Elle donne des ordres.
ð L’accès à la parole est un symbole de pouvoir. Les maîtres sont ceux qui parlent et ont le monopole de la parole : désormais, Cléanthis et Arlequin sont les maîtres. Dans l’île des esclaves, les relations sont inversées. Mais les esclaves ne deviennent pas réellement des maîtres : ils jouent le rôle des maîtres.
 
-        La critique sociale :
On observe un changement dans la relation entre Arlequin et Cléanthis : ils se vouvoient, comme les maîtres (« garderons-nous nos gens ? » « pouvons-nous êtres sans eux ? »)
La superficialité des relations de séduction des petits maîtres : Cléanthis demande des sièges puis veut se promener ; Cléanthis organise le discours d’Arlequin : « vous ferez adroitement tomber l’entretien sur le penchant que mes yeux vous ont inspiré »
Le vocabulaire précieux exagéré participe de l’ironie du passage : la périphrase « un jour tendre », «le plus beau temps du monde », « vous me dites des douceurs ». Il y a une critique du langage précieux, et des conventions précieuses outrées, exagérées.
ð En jouant à parler comme leurs maîtres, les valets dressent un portrait critique du discours mondain. Le langage codifié apparait vide de sens, le discours amoureux est artificiel. Quelle est la place du plaisir dans la vie mondaine ?

 
II.   UNE MISE EN ABYME  ( = LE THEATRE DANS LE THEATRE) :
 
1)    L’importance du vocabulaire du théâtre
« prendre l’air », « je m’applaudis », « n’épargnez point les mines », « bouffons »
 
2)    La mise en scène du jeu galant
Cléanthis semble un metteur en scène. Elle règle tous les détails du jeu galant :
 
Elle donne des indications de mise en scène aux autres personnages : On l’observe à travers les nombreux impératifs, tels que «soupirez», «poursuivez », ou les ordres tels que « qu’ils s’éloignent seulement » « qu’on s’éloigne à dix pas »… Iphicrate et Euphrosine deviennent de simples spectateurs dans la pièce, tandis que Cléanthis et Arlequin deviennent des acteurs qui jouent la comédie de l’amour.
 
Elle donne des indications de mise en scène pour le décor : les chaises, les fauteuils…
 
Elle donne des indications sur l’intrigue ; « vous ferez tomber l’entretien sur le penchant que mes yeux… »
 
3)    Une mise en abyme
 
Arlequin ne semble pas partager le même regard que Cléanthis sur le jeu galant. Le changement de ton de ses répliques démasque le fonctionnement du théâtre dans le théâtre. Ainsi, le rire crée une distance et l’on comprend qu’Arlequin est autant spectateur qu’acteur de la scène galante.
Arlequin prend une distance critique dans la dernière réplique : il montre l’égalité entre les hommes, quel que soit leur rang (comparatif d’égalité «aussi…que ») mais aussi le pouvoir de critique dont peut user un simple valet (conjonction de coordination « mais »).
 
ð le plaisir du jeu au théâtre : le mélange des registres, des tons a pour effet sur le spectateur de le faire rire et de le rendre actif, complice d’Arlequin par la double énonciation et la complicité qui se crée entre lui et le public.
 
Conclusion :
Notre passage est une scène clé de la pièce de Marivaux : la scène de séduction est certes comique mais  cet amusement débouche sur une critique sociale : à travers cette aprodie de scène de séduction, Marivaux redonne aux valets une place d’hommes capables d’émettre une critique, affirmer l’égalité des hommes malgré le hasard dans la distribution des situations sociales. On peut aussi imaginer le public du XVIIIe siècle, qui assiste à la représentation théâtrale comique et voit une leçon sociale. Encore une fois, «  la comédie corrige les mœurs en riant ».



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