Jean Tardieu est un poète et dramaturge français du XXe siècle qui s’est particulièrement intéressé au langage et aux conventions sociales. Jean Tardieu est en effet hanté par l’insuffisance de la parole et son théâtre est souvent un théâtre sur le discours théâtral. Notre passage constitue le dénouement de la comédie de Jean Tardieu intitulée Finissez vos phrases ! ou une heureuse rencontre, jouée pour la première fois en 1951 puis parue dans le recueil La Comédie du Langage en 1978. Notre passage vient terminer la pièce, alors que deux personnages, Monsieur A et Madame B, se sont retrouvés dans la rue après s’être perdus de vue, et se sont installés sur une terrasse de café. Dans notre texte, le lecteur-spectateur assiste à la déclaration amoureuse des deux personnages principaux. A travers cette scène de dénouement, l’auteur explore le langage au théâtre. Comment cette scène illustre-t-elle la réflexion de Tardieu sur le langage au théâtre ? Nous verrons …
I.UN DENOUEMENT DE COMEDIE :
Ce passage constitue le dénouement de la comédie de Jean Tardieu. En effet, les éléments de l’intrigue se dénouent, trouvent une résolution.
1) Un cadre de comédie :
a) Le cadre est donné par le décor (une affiche, deux chaises, une table : didascalies internes données dans la scène précédente), ainsi que par la présence du garçon de café : il s’agit d’une terrasse de café, à une époque contemporaine.
b) Trois personnages comiques sont sur scène :
- Un couple, Monsieur A et Madame B, installés à une terrasse de café ; on observe le comique de caractère ainsi que le comique de mots véhiculés par les personnages, car les nombreuses répliques inachevées montrent la gêne exagérée des personnages.
- Un garçon de café : ce personnage secondaire provoque également le rire par son jeu de scène. En effet, lorsque le garçon de café apporte la monnaie, les trois répliques successives de Monsieur A suggèrent que le garçon est insistant à attendre un pourboire. C’est une sorte de didascalie interne, dans les répliques, qui installe sur scène un comique de geste.
c) Une scène comique :
En plus des comiques de caractère, on observe un comique de mots et de geste.
- Comique de mots :
Ex. « cinq et un font quinze » : le décompte de la monnaie est rendu cocasse par la tournure elliptique.
Ex. « soyez moins, soyez plus » : contradiction comique
- Comique de geste :
Le garçon attend sa monnaie sans doute la main tendue pour le pourboire et en interrompant la déclaration de Monsieur A, qui s’y prend à trois reprises pour que le garçon les laisse : « Merci » / « Tenez ! » / « Pour vous ! ».
=> Il s’agit donc bien d’un texte de comédie, qui provoque le rire chez le spectateur.
2) Un retournement de situation :
- La réplique qui ouvre notre passage montre que Monsieur A glisse d’une voyelle de « chère » à « chérie », en demandant l’autorisation. La didascalie « très amoureux » suggère que le ton devient aussi plus intime et explicite.
- Etude des pronoms : Le passage du vouvoiement au tutoiement dans la réplique de Madame B, marque un retournement dans la relation entre les deux personnages : on passe de relations polies avec la distance du vouvoiement à un rapprochement.
- Ce retournement est renforcé par la réplique de Monsieur B :
. reprise anaphorique de la réplique de Madame B : « si tu ». Monsieur A répète « si tu » « si tu ».
. exclamatives qui montrent son enthousiasme
. didascalie qui précise « avec emphase », c’est-à-dire avec une exagération dans le ton : Monsieur A met en relief le tutoiement de Madame B car il comprend que les rapports sont soudain changés. Madame B l’autorise à la tutoyer.
3) Une fin heureuse :
Les didascalies montrent que le dénouement de cette comédie est heureux : on note le lexique des sentiments amoureux : intensif + adjectif « très amoureux ; les adjectifs « tendre », « galant », « consentante », « lyrique ».
La réplique finale est une suite d’exclamations : points d’exclamation + une interjection + un déterminant possessif répété à plusieurs reprises : « Oh ! ma ! Oh ma ! Oh ma, ma ! » Ce pronom possessif a aussi une valeur affective et montre que les deux personnages sont maintenant l’un à l’autre. Tous les obstacles ont été balayés : Madame B est veuve (on l’a appris auparavant), Monsieur A a vaincu sa timidité excessive et on a assisté à une déclaration amoureuse.
=> C’est une fin de comédie : un dénouement heureux, amoureux.
II. UN DENOUEMENT POETIQUE :
1) La résolution de la difficulté du langage :
- Disparition des points de suspension dans les répliques de Monsieur A et Madame B sauf quand Monsieur A marque une interruption volontaire marquée par la didascalie « s’interrompant soudain » (le réflexif « s’ » montre que Monsieur A est à l’origine de l’interruption).
- On observe une longue réplique, on pourrait presque parler d’une tirade lyrique (dans un texte aussi court, les tirades sont courtes aussi…)
=> Ces deux répliques de Monsieur A montrent qu’il devient actif, qu’il maîtrise le langage.
=> Les nombreuses hésitations auparavant trouvent une explication : le spectateur comprend que c’était la timidité devant le sentiment amoureux.
=> Cette fin de comédie joue bien son rôle de dénouement du jeu sur le langage. Non seulement les personnages ont bien fait « une heureuse rencontre » (sous-titre de la pièce), mais on comprend le titre de la pièce : l’impératif de finir les phrases. Même s’ils ne les finissent toujours pas, ils se sont compris car la phrase est prolongée, explicitée par le jeu sur scène, et par la mélodie du langage.
2) Le lyrisme du passage :
- Didascalie « Monsieur A, lyrique » : cela signifie qu’il devient poétique, que son propos exprime l’effusion des sentiments intimes.
- Un ton emphatique, emporté : (prononcer ‘En – Fa- ti- que’)
. nombreuses exclamatives
. anaphore (« si tu »/ »si tu » ; « soyez »/ « soyez » ; « maintenant que »/ »maintenant que » ; « oh ma »/ »oh ma »)
. accumulation (« ici / plus qu’ailleurs / n’importe comment… »)
. expression de la totalité : « jamais » « en nous en vous »
=> Emportement, exaltation de Monsieur A.
- Chant final : « oh ! ma ! oh ma ! oh ma, ma ! » on observe un rythme en cadence majeure (nombre de syllabes : 1/1/2/3) qui donne l’impression d’un chant d’amour final.
=> Ce passage de comédie, de théâtre, se transforme en passage lyrique. Le spectateur n’est pas étonné car il sait que Jean Tardieu est un dramaturge et un immense poète qui s’intéresse au langage.
3) Un texte qui réfléchit au langage :
Notre texte présente une réflexion sur les limites du langage et sa dimension réflexive : le pouvoir du langage à réfléchir sur le langage. On parle de texte métapoétique.
- Didascalies exagérées qui souligne les effets au théâtre, comme si la réplique n’était pas suffisante (« très » l.1, « avec emphase » l.5 ; « lyrique »…)
=> Jean Tardieu montre l’incommunicabilité de l’émotion (aussi les sentiments que l’émotion esthétique sont difficiles à dire)
- Présentation des travers et ridicules des conventions théâtrales : notre texte est une parodie du dénouement au théâtre : fin heureuse, amoureuse, clôture. Ici, c’est le spectateur qui à travers ce qu’il voit peut imaginer le dénouement (rien n’est dit explicitement, tout à fait) et la dernière réplique n’est pas finie. Mais le titre est bien explicité.
En conclusion, nous avons bien vu que cette scène de dénouement illustre la réflexion de Tardieu sur le langage au théâtre. Il explore la difficulté du langage, ses limites, sa beauté. Les deux personnages, malgré l’insuffisance du langage, se sont bien rencontrés et leurs phrases inachevées n’empêchent pas une heureuse rencontre.